Droits d’auteurs - Quel modèle pour demain ?

dimanche 8 janvier 2006.
 

I Les derniers événements

Fin décembre, l’assemblée nationale a été amenée à débattre du projet de loi sur les droits d’auteurs appelé DADVSI. Le projet présenté par le gouvernement était visiblement conçu pour sécuriser le modèle économique actuel de distribution des oeuvres, prôné par l’industrie du disque et du cinéma, et soi-disant mis à mal par le développement des échanges de pair à pair sur Internet, tout en apportant une réponse répressive graduée vis-à-vis des internautes adeptes de ces échanges (qui risquent aujourd’hui des peines démesurées pour quelques échanges).

L’issue du débat semblait jouée d’avance :
-  une procédure « d’urgence » imposée par le gouvernement permettant de court-circuiter le nécessaire débat démocratique,
-  des amendements proposés par le gouvernement déposés au dernier moment (ne laissant pas le temps aux députés de les étudier en détail),
-  un choix de dates et horaires pour les débats pour le moins surprenant : la nuit, quelques jours avant les fêtes de Noël... on ne s’étonnera pas que les bancs de l’assemblée aient été quasi-déserts pendant ces débats,
-  et des acteurs du marché invités par le ministère à faire la promotion de leurs solutions (si peu satisfaisantes) au sein de l’assemblée nationale, auprès de députés qui, pour la majorité, sont très peu informés sur le sujet.

Cependant, au cours de ces débats encore inachevés, contre toute attente, l’assemblée a voté un amendement fondamental à l’article 1 du projet de loi, ouvrant la porte à une approche du problème qui n’était jusqu’alors défendue que par des organisations ou personnes qui avaient bien du mal à se faire entendre ailleurs que sur Internet : la mise en place pour les internautes d’une licence globale, optionnelle, accordant clairement le droit d’échanger des œuvres numérisées, mais moyennant une redevance destinée à garantir une juste rémunération pour les artistes. C’est le principe des radios (qui payent une redevance pour avoir le droit de diffuser les artistes de leur choix) mais étendu à chaque internaute intéressé par ce système.

Cette approche du problème consiste à ne pas prendre les 8 millions d’utilisateurs (en France) pour des délinquants, mais au contraire à tirer profit de ces nouveaux comportements, adoptés massivement par la population (on parle alors de phénomène de société) et rendus possibles par les récentes évolutions technologiques. En effet, les textes de loi actuels peuvent être interprétés de différentes manières dans ce nouveau contexte. La jurisprudence a permis à des internautes d’échapper aux sanctions et pas à d’autres. Il est donc urgent de lever l’insécurité juridique à laquelle sont soumis les utilisateurs, et de proposer des solutions pour garantir la rémunération des artistes sur le long terme, notamment dans l’hypothèse (très discutable) où le développement des échanges non rémunérateurs constituerait une menace pour la création. La question est de savoir vers quelle société nous souhaitons aller :
-  une société où la loi et des mesures techniques pérennisent des modèles économiques du passé, peu efficaces en terme de diffusion culturelle, et en laissant la mise à disposition des œuvres entre les mains de quelques acteurs privés ne défendant que leurs intérêts monopolistiques,
-  ou une société de progrès, plus ouverte, qui sait s’organiser et se remettre en question pour tirer parti du formidable potentiel des évolutions technologiques, tant d’un point de vue économique que du point de vue du bénéfice des utilisateurs (artistes et public).

Pour ma part, mon choix est tout fait : je suis de longue date défenseur du concept de la licence globale optionnelle (http://thominetweb.free.fr/spip/article.php ?id_article=2 et http://www.ratiatum.com/journal.php ?id=2086 , lecture des commentaires conseillée). J’ai été très heureusement surpris de voir que des députés avaient compris l’enjeu de cette loi, et surtout adopté l’approche innovante prônée par les internautes ayant le plus étudié le sujet.

Cependant, ce vote, arraché de justesse par une petite coalition de députés de tous bords, ne signifie pas que le combat soit gagné. Le gouvernement n’acceptera pas si facilement que son projet de loi, qui d’ailleurs perd ainsi une grande partie de sa cohérence, soit ainsi détourné de son esprit initial et usera probablement de tous les artifices pour rétablir la situation à son avantage. Notre ministre, fidèle à lui-même, n’a déjà pas perdu de temps, en mettant en place une campagne de désinformation concernant le projet de « licence globale », parlant de gratuité là où il est question de nouvelle source de rémunération et oubliant que la viabilité économique du modèle a déjà été largement démontrée par différentes études dans le monde. Soit notre ministre n’a rien compris au sujet qu’il traite, soit il est profondément malhonnête. Un tel comportement est indigne d’un ministre de la république, mais il est malheureusement illusoire d’espérer une démission. Cela dit, RDDV prend ici ses responsabilités : il vient de se ridiculiser, probablement à vie, devant tous les français qui s’intéressent sérieusement à la question, essentiellement jeunes, donc électeurs de demain. Peut-être essaye-t-il simplement de se « rattraper » auprès des artistes, suite à ses déboires avec les intermittents, avec un discours démagogique, qui en apparence défend leurs intérêts face à ces citoyens diabolisés et qualifiés de « pirates » ? Le problème, c’est que son approche défend plus les majors que les artistes eux même, et bafoue les intérêts du public (qui est réduit à l’état de consommateur récalcitrant, alors qu’avec l’émergence des échanges sur Internet, il est devenu bien plus que cela : diffuseur, prescripteur, voire acteur de la création). Les artistes, qui ne sont pas les plus bêtes de nos concitoyens, sont de plus en plus nombreux à comprendre réellement quels sont ces nouveaux enjeux et l’opportunité extraordinaire que présenterait pour eux cette licence de diffusion. Ils ont compris également qu’il était absurde de se battre contre leur propre public. Seuls les artistes déjà fortement médiatisés, ceux dont les intérêts financiers sont les moins éloignés de ceux des majors continuent de s’élever contre la marche en avant inéluctable qui se met en place. Ils n’ont pas encore compris qu’il était illusoire d’espérer mettre fin à ces échanges : un combat contre 8 millions de citoyens n’a aucune change d’aboutir. La population a décidé d’échanger de oeuvres, et aucune loi, aucune mesure technique (toujours contournables) ne les en empêchera.

Mais au-delà de ceux qui s’opposent à l’établissement de la licence globale pour des raisons purement idéologiques ou d’intérêts financiers privés, il y a ici et là des voix qui s’élèvent contre ce projet en opposant des arguments concrets, inquiètes de la viabilité économique du modèle et surtout de ces modalités de mise en œuvre. C’est essentiellement à ces personnes que je souhaite m’adresser ici.

II Sécuriser la mise eu oeuvre de la licence globale

La viabilité économique « générale » de la licence globale a déjà été largement démontrée (se reporter à l’étude de l’UFC Que choisir http://alliance.bugiweb.com/usr/Documents/EtudeImpactUFC-QC-mai2005.pdf , et également aux éléments que je donne dans un de mes articles sur le sujet, http://www.ratiatum.com/dossier1524_Economie_de_la_culture_numerique_la_reflexion_avance.html ?page=2 ).

Deux hypothèses s’affrontent cependant :
-  Certains pensent que les échanges se substitueront petit à petit au circuits de vente et donc de rémunération actuels.
-  D’autres pensent que les échanges sont au contraire un moyen de promotion pour le marché « traditionnel », les plus gros téléchargeurs étant aussi les meilleurs acheteurs et le téléchargement leur permettant de découvrir toujours plus d’œuvres.

Dans le premier cas, une licence globale permettrait de préserver dans le temps les revenus des artistes, dans l’autre cas, une licence payante serait pour la création une nouvelle source de revenus, et donc une opportunité complémentaire, mais qui ne pourrait justifier les mêmes tarifs. En pratique, les deux effets sont étroitement mêlés. Pour ma part, je pense que les échanges risquent à très long terme de se quasi-substituer au CD pour la musique (le support CD offrant une plus-value très faible comparé à un fichier mp3), alors que pour le cinéma, les téléchargements sont avant tout un excellent moyen de promotion. En effet, un fichier vidéo téléchargé est souvent de qualité nettement inférieure au DVD ; ne dispose pas de bonus et rarement de plusieurs langues et sous-titres, et est loin de proposer une expérience équivalente au spectacle d’une salle de cinéma. L’industrie du cinéma a également mieux que celle de la musique su tirer profit du marchandisage, en proposant de séduisantes éditions collector qu’aucun téléchargement ne peut remplacer. Au contraire, les échanges sont pour le public un moyen de s’assurer de l’adéquation du film avec leurs goûts avant d’envisager un achat de DVD ou une séance de cinéma. Sécurisé dans ses choix, le public sera d’autant plus disposé à dépenser son argent. Le vrai concurrent du cinéma est aujourd’hui le home-cinéma, sans qu’il ne soit question de copie, légale ou non (rappelons que la location d’un DVD est quelque chose de très abordable pour le public). Dans les deux cas, la licence globale constitue une opportunité économique intéressante : dans un cas il s’agit de survie, dans l’autre de croissance des revenus, mais l’effet sera à coup sûr positif. Le montant de la rémunération devra simplement être évalué en fonction de l’hypothèse retenue pour chaque type d’œuvre.

Cependant, pour que le modèle de la licence globale fonctionne dans les faits, il faudra être particulièrement vigilant quant aux modalités de mise en œuvre.

L’argument factuel que l’on entend le plus souvent pour contrer la licence optionnelle est que cela tuera la diversité culturelle. Cet argument est à la fois faux et recevable... car tout dépendra de la façon dont les sommes collectées seront redistribuées aux artistes. Si les mesures d’audiences sur Internet sont approximatives, effectivement, les "petits" (artistes ou producteurs) risquent d’être sacrifiés, rendus invisibles au milieu des artistes les plus diffusés. Ce serait, comme le craignent certains, la mort de la diversité culturelle.

Si au contraire des solutions sont mises en oeuvre pour que le partage des sommes entre les artistes soient les plus justes possibles, représentatives de l’audience réelle des différents artistes dans les réseaux d’échange, nous nous retrouverons face à une formidable révolution culturelle, où la diffusion des artistes tout comme la diversité culturelle seront centuplés. Pourquoi ? Tout simplement car Internet est un formidable moyen de diffusion et de promotion pour de nouveaux artistes, notamment les plus originaux, ceux qui, pour l’industrie, représentent le plus gros risque et sont ainsi sacrifiés sur l’autel de la rentabilité.

Prenons un exemple simple. J’ai 10 euros à dépenser. Dans le modèle traditionnel, celui de la vente de disques en magasins, celui que les industriels veulent à tout prix reproduire sur Internet à coup de bridage technologique alors qu’il est devenu obsolète, je vais hésiter entre deux albums (admettons pour simplifier que le prix d’un disque soit de 10 euros) : celui d’une grande star que j’apprécie à coup sûr, un "must have", et celui d’un jeune artiste débutant que j’ai remarqué, qui semble me plaire mais que je connais encore mal. Mon budget ne me permettant d’acheter que un seul disque, je choisirai évidemment celui de la star, qui profitera donc de 100% de mon budget (enfin, de ce que lui laissera sa maison de disques sur cette somme), et le jeune artiste prometteur n’aura rien. Si je me place par contre dans un modèle d’échanges rémunéré via une redevance optionnelle, je paye mes 10 euros mensuels, je télécharge les deux albums : Alors que j’écoute la star 80% du temps et le petit nouveau que 20%, et à la condition que le partage de la redevance soit représentatif de ces chiffres, ce système garantit un réel revenu pour les jeunes artistes et pour la diversité culturelle, certes au détriment des plus grands artistes, mais qui pourront très bien supporter cette légère baisse de leurs revenus. La licence globale serait dans ces conditions le meilleur vecteur de la diversité culturelle que l’on puisse imaginer. Certes, ce système de mesure d’audience, permettant un partage réellement équitable des sommes collectées, reste à inventer et à mettre en place, mais plutôt que de nous battre sur le principe de la licence globale, nous devrions au contraire tous nous regrouper autour de ce projet pour travailler à définir les modalités exactes et optimales de cette répartition.

La mise en œuvre de la licence globale pose également d’autres questions (combien prélever et comment percevoir les sommes ? Comment contrôler ?...) C’est pourquoi rien ne doit être décidé dans la précipitation. La licence globale est assurément incontournable pour sortir de l’impasse. C’est une solution qui ouvre des horizons nouveaux tant aux artistes (dont la raison d’être est avant tout d’être diffusés, même s’il faut aussi garantir leur rémunération) que pour le public (en terme d’accès à la culture), mais dont la mise en oeuvre pose de nombreuses difficultés qu’il convient de résoudre ensemble. La mise en oeuvre de solutions acceptables nécessitera de longs débats et réflexions, peut être même le développement de nouveaux systèmes techniques (éventuellement basés sur des technologies équivalentes aux DRM, mais utilisés cette fois pour servir un projet noble et formidablement innovant, plutôt que pour empêcher une véritable révolution culturelle), mais la tache n’est assurément pas insurmontable. N’en déplaise à certains, l’instauration d’une licence globale optionnelle n’est pas une utopie, elle demande juste un peu de travail et de bonne volonté. Soyons constructifs !

III Quel « esprit » pour une nouvelle loi sur le droit d’auteur ?

Le rôle de la loi n’est certainement pas d’imposer un modèle économique, une marche à suivre, mais au contraire de permettre à tous les modèles ayant un sens socialement et économiquement de cohabiter. Cependant, on peut attendre du travail législatif de nos élus qu’il favorise, promeuve et encadre les modèles les plus innovants, ceux présentant le plus grand bénéfice pour la population, plutôt que de choisir la voix de la pérennisation artificielle de modèles du passé.

Aujourd’hui, du coté de la production, deux modèles tendent à s’opposer : Le modèle traditionnel des majors avec de leur quasi monopole, et les œuvres libres, qui commencent à émerger (à l’image des logiciels libre, mais le mouvement concernant les oeuvres est beaucoup plus timide et fragile) : l’auteur permet les échanges à but non lucratifs de ses oeuvres, sans demander de rémunération, ce qui lui assure promotion, remplit ses salles de concerts et lui permet de vendre des disques qu’il ne vendrait pas forcément sans ce mode de promotion. Vu de l’artiste, il n’y a pas vraiment de conflit : chaque artiste est actuellement libre de choisir son modèle.

Mais du coté du public et de l’accès aux oeuvres, la guerre fait rage : entre les extrémistes du libre (ceux qui pensent que toutes les oeuvres doivent obligatoirement s’inscrire dans le modèle libre, être échangeables sans limite et surtout gratuitement), et les distributeurs actuels qui veulent imposer sur Internet un système ou la rareté, et donc la valeur commerciale unitaire est organisée et artificiellement maintenue, il convient de trouver une approche qui permette d’apaiser le débat et de satisfaire au mieux (ou au moins pire) les attentes de chacun.

Entre ces deux approches extrêmes, la licence globale est une solution médiane qui semble tout à fait intéressante : elle permet de libéraliser les échanges des oeuvres protégées, à condition bien entendu pour le citoyen d’accepter certaines contraintes visant à garantir la rémunération des artistes qui le souhaitent (paiement d’une redevance, acceptation de participer aux "mesures d’audimat" nécessaires à la juste redistribution des sommes collectées, etc.)

Ainsi, tous les types de publics y trouveront leur compte : ceux ne jurant que par le modèle libre trouveront parmi les artistes qui suivent ce modèle des oeuvres à leur images, les autres, ceux prêts à payer pour découvrir (mais voulant avoir accès à l’ensemble du catalogue) auront le choix entre
-  les réseaux d’échange : un système très bon marché pour les gros consommateurs (mais tout aussi rémunérateur pour les créateurs), basé sur l’implication et la participation de chacun.
-  et les plates formes "privées" proposant un niveau de service qui n’aura d’autre choix que de tendre vers l’irréprochable (pour être séduisant face aux échanges), ne demandant au client aucune autre contrepartie que le prix demandé, imposé par le fournisseur de contenu.

Sans la saine concurrence des réseaux d’échange légalisés, rien n’obligera les offres « industrielles » à s’améliorer (alors qu’elles en ont grand besoin, en ont la capacité, mais pas la volonté). La loi ne doit donc pas imposer le modèle de la licence globale, mais elle doit assurément le permettre, tout comme elle doit permettre aux plates formes de diffusion privées et au monde "libre", d’exister et de se développer.

Un nouveau texte de loi sur les droits d’auteur doit donc veiller impérativement à ne pas constituer une entrave majeure au développement d’un modèle ou d’un autre, mais plutôt se focaliser sur la cohabitation des différents modèles (ce qui visiblement a été oublié dans le projet de loi initial, présentant de nombreuses inquiétudes pour les adeptes du modèle libre).

Plus que jamais, le temps est à la réflexion et à la concertation pour ne pas adopter précipitamment le projet inepte proposé par le gouvernement, pas plus que se contenter d’un amendement ouvrant la voie à une solution d’avenir, mais aboutissant en l’état à un texte inapplicable et incohérent. Ce serait tout de même plus facile si chacun pouvait oublier ses peurs infondées ou les idéologies du passé, et rester insensibles au lobby des majors. Cela permettrait à tout le monde d’avancer dans le même sens, celui qui consiste à proposer pour le monde de demain une véritable révolution culturelle qui est à deux doigts de devenir réalité.

A lire également : http://alliance.bugiweb.com/usr/Documents/UNAFCSPLA.pdf


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